lundi 19 décembre 2011

Le Loup de Noël... (Version très courte pour le magazine Fémina)











Les trois nappes étaient posées sur la grande table. La dernière était relevée aux quatre coins. Noël était arrivé dans la bergerie. Nous allions lever nos verres et partager le repas de fête. Mais un bruit nous a figés dans notre élan... nous nous sommes regardés... c'était bien un loup qui hurlait, là dehors, tout près...
Bastien, le vieil ami louvetier a lancé d'une voix songeuse:
«-Dis Antoine, ça fait trois ans maintenant, tu te souviens?
-Et bien sûr que je me souviens, a répondu le berger. Et puis comme hésitant, les yeux baissés vers le monde des souvenirs:
-Comment tu voudrais oublier ça toi?»

C'était la même bergerie, la même table, trois ans plus tôt. Antoine avait compté ses bêtes avant de rejoindre la famille. Il en était sûr: il en manquait trois. Mais le soir de Noël, on ne manque ni le repas ni la messe. Alors, après la messe de minuit, Antoine était parti avec son ami, Bastien, l'ancien louvetier. La neige tombait silencieuse, leurs pas s'enfonçaient et une lune voilée éclairait le sous bois. Tout à coup, juste devant ses pieds, Antoine avait vu une trace plus sombre sur la neige. C'était du sang! Ils avaient suivi cette trace qui se traînait sous les branches basses des sapins et ils avaient découvert un des trois moutons, égorgé.
-Bon sang! C'est encore une saleté de loup! avait pesté Antoine.
-Si c'est un loup, on va l'avoir! Ce ne sera pas le premier!!
Et c'était bien vrai! Ils en avaient tué plus d'un dans leur vie.

Ils s'étaient donc mis à la recherche du loup coupable. Au milieu des craquements de branches, des gémissements leur étaient parvenus, plaintifs. En fouillant entre les aiguilles, ils avaient découvert un passage que la neige n'avait pas atteint et un abri naturel sous un sapin immense.

C'est Bastien, en bon louvetier, qui l'avait vu le premier. Allongé, la patte prise dans un piège, le loup était là. Bastien avait déjà épaulé son fusil, il était prêt à tirer quand Antoine l'avait rejoint. Au bruit de ses pas, le loup avait levé sa tête et son regard jaune était venu se planter dans les yeux de Bastien. Le loup ne montrait aucun signe de crainte, aucune agressivité. Il regardait simplement l'homme. Puis il s'était couché, épuisé, résigné.

Bastien avait vu bien d'autres loups dans sa vie, mais des loups tous crocs dehors, des loups libres de s'enfuir ou d'attaquer. Cette nuit là, dans ce sous bois, le regard de ce loup à bout de forces, la quiétude de cette neige indifférente aux hommes, cette nuit de Noël, Bastien avait hésité. La seconde d'après, il avait senti la main d'Antoine peser sur le canon de son fusil. C'était trop tard: il ne tirerait plus.

Sans se parler, les deux hommes s'étaient approchés de la bête. Antoine, avec mille précautions, s'était penché sur la tête du loup, lui avait enserré la gueule entre ses bras pendant que Bastien, en professionnel, avait libéré la patte déchiquetée par le piège. Le loup avait bien sursauté deux ou trois fois sous la douleur mais les forces lui manquaient pour se retourner contre les deux hommes. Bastien avait rincé la blessure avec l'eau de sa gourde et fait un bandage de fortune à avec un chiffon. Puis, ils avaient quitté le loup à l'abri du grand sapin et ils étaient rentrés à la bergerie sans même chercher les deux moutons égarés.
Un berger et un louvetier qui sauvent un loup, c'était contre nature. Alors ils n'en avaient jamais reparlé. Et le temps était passé. Mais chaque fois qu'ils passaient près du grand sapin, le loup était là, il avait gardé de sa mésaventure un boitillement qui le rendait reconnaissable entre tous.



«- Dis, Antoine, a repris Bastien, depuis tout ce temps, ton troupeau...
-Non! a coupé Antoine, plus une seule attaque de loups...»
Ils se sont regardés, leurs yeux étaient plus brillants que d'habitude. Alors soulevant la bouteille pour remplir nos verres, Antoine a ajouté d'un air faussement en colère:
-Oui enfin il m'a quand même bouffé une bête et perdu deux autres cet animal de malheur!


Au même moment, à l'autre bout de la pièce, sa femme sortait de la cuisine, un plat fumant dans les mains en lançant:
«Vé! De toute façon comment il aurait fini ton mouton! Allez vas, ça a été un bon Noël pour le loup!»
On s'est tous mis à rire. Mais au fond, nous aurions bien aimé croiser aussi, rien qu'une fois, le regard du loup...



Isabelle Pozzi