
Bastien,
le vieil ami louvetier a lancé d'une voix songeuse:
«-Dis
Antoine, ça fait trois ans maintenant, tu te souviens?
-Et bien sûr que je me souviens, a répondu le berger. Et puis comme hésitant, les yeux baissés vers le monde des souvenirs:
-Comment tu voudrais oublier ça toi?»
-Et bien sûr que je me souviens, a répondu le berger. Et puis comme hésitant, les yeux baissés vers le monde des souvenirs:
-Comment tu voudrais oublier ça toi?»
C'était
la même bergerie, la même table, trois ans plus tôt. Antoine avait
compté ses bêtes avant de rejoindre la famille. Il en était sûr:
il en manquait trois. Mais le soir de Noël, on ne manque ni le repas
ni la messe. Alors, après la messe de minuit, Antoine était parti
avec son ami, Bastien, l'ancien louvetier. La neige tombait
silencieuse, leurs pas s'enfonçaient et une lune voilée éclairait
le sous bois. Tout à coup, juste devant ses pieds, Antoine avait vu
une trace plus sombre sur la neige. C'était du sang! Ils avaient
suivi cette trace qui se traînait sous les branches basses des
sapins et ils avaient découvert un des trois moutons, égorgé.
-Bon
sang! C'est encore une saleté de loup! avait pesté Antoine.
-Si c'est un loup, on va l'avoir! Ce ne sera pas le premier!!

-Si c'est un loup, on va l'avoir! Ce ne sera pas le premier!!
Et
c'était bien vrai! Ils en avaient tué plus d'un dans leur vie.
Ils
s'étaient donc mis à la recherche du loup coupable. Au milieu des
craquements de branches, des gémissements leur étaient parvenus,
plaintifs. En fouillant entre les aiguilles, ils avaient découvert
un passage que la neige n'avait pas atteint et un abri
naturel sous un sapin immense.
C'est
Bastien, en bon louvetier, qui l'avait vu le premier. Allongé, la
patte prise dans un piège, le loup était là. Bastien avait déjà
épaulé son fusil, il était prêt à tirer quand Antoine l'avait
rejoint. Au bruit de ses pas, le loup avait levé sa tête et son
regard jaune était venu se planter dans les yeux de Bastien. Le loup
ne montrait aucun signe de crainte, aucune agressivité. Il regardait
simplement l'homme. Puis il s'était couché, épuisé, résigné.
Bastien
avait vu bien d'autres loups dans sa vie, mais des loups tous crocs
dehors, des loups libres de s'enfuir ou d'attaquer. Cette nuit là,
dans ce sous bois, le regard de ce loup à bout de forces, la
quiétude de cette neige indifférente
aux hommes, cette nuit de Noël, Bastien avait hésité. La seconde
d'après, il avait senti la main d'Antoine peser sur le canon de son
fusil. C'était trop tard: il ne tirerait plus.
Sans
se parler, les deux hommes s'étaient approchés de la bête.
Antoine, avec mille précautions, s'était penché sur la tête du
loup, lui avait enserré la gueule entre
ses bras pendant que Bastien, en professionnel, avait libéré la
patte déchiquetée par le piège. Le loup avait bien sursauté deux
ou trois fois sous la douleur mais les forces lui manquaient pour se
retourner contre les deux hommes. Bastien avait rincé la blessure
avec l'eau de sa gourde et fait un bandage de fortune à avec un
chiffon. Puis, ils avaient quitté le loup à l'abri
du grand sapin et ils étaient rentrés à la bergerie sans
même chercher les deux moutons égarés.
Un
berger et un louvetier qui sauvent un loup, c'était contre nature.
Alors ils n'en avaient jamais reparlé. Et le temps était passé.
Mais chaque fois qu'ils passaient près du grand sapin, le loup était
là, il avait gardé de sa mésaventure un boitillement qui le
rendait reconnaissable entre tous.
«- Dis, Antoine, a repris Bastien, depuis tout ce temps, ton troupeau...
-Non! a coupé Antoine, plus une seule attaque de loups...»
Ils
se sont regardés, leurs yeux étaient plus brillants que d'habitude.
Alors soulevant la bouteille pour remplir nos
verres, Antoine a ajouté d'un air faussement en colère:
-Oui enfin il m'a quand même bouffé une bête et perdu deux autres cet animal de malheur!
Au même moment, à l'autre bout de la pièce, sa femme sortait de la cuisine, un plat fumant dans les mains en lançant:
-Oui enfin il m'a quand même bouffé une bête et perdu deux autres cet animal de malheur!
Au même moment, à l'autre bout de la pièce, sa femme sortait de la cuisine, un plat fumant dans les mains en lançant:
«Vé!
De toute façon comment il aurait fini ton mouton! Allez vas,
ça a été un bon Noël pour le loup!»
On
s'est tous mis à rire. Mais au fond, nous aurions bien aimé croiser
aussi, rien qu'une fois, le regard du loup...
Isabelle
Pozzi